Assan Farid Dina : un maharaja de Lahore aux Avenières

assandina-toysondorAssan Dina ou « Ahor » fut le Maître de René Schwaller de Lubicz

Ce citoyen britannique, petit de taille, corpulent, le teint jaune, le poil noir et l’œil plus noir encore, est né à Long Mountain dans l’île Maurice, possession anglaise depuis 1810. Il est le fils de Noureddine Ali Dina, dit le Tigre, ingénieur du gouvernement des Indes, et de Mariquitta de Germonville. Celle-ci est une Française, née en 1847 de l’union du comte Charles-Henri de Germonville, chanteur lyrique, fils d’un garde du corps de Louis XVI, avec Constance-Caroline Bosselet, elle-même cantatrice et fille d’un artiste dramatique. Pour une raison mystérieuse, Assan n’a été déclaré à l’état civil de Pamplemousse que douze jours après sa naissance et c’est sa grand-mère, Constance-Caroline Bosselet, alors âgée de 55 ans, qui a été portée sur le registre comme étant sa mère. Son père, l’ingénieur Noureddine Ali Dina, le Tigre, est né en 1840 de Farid Dina et de Moglany Gassy Sobdar.

Cette dernière appartient à la plus importante famille musulmane de l’île Maurice. Ce sont les Sobdar, qui ont fait construire, en 1805, la première mosquée de l’île, la mosquée du Camp des Lascards, aujourd’hui mosquée Al Aqsa à Plaine Verte. Les Dina, pour leur part, sont musulmans eux aussi, bien que descendant des maharajas sikhs de Lahore. Farid Dina, le grand-père d’Assan, est venu au monde en 1810 à Lahore. C’était un fils du grand maharaja Ranjit Singh (1780-1839), resté dans l’histoire comme le Seigneur des Cinq Rivières, le Lion du Pendjab. Farid était musulman par sa mère, la belle danseuse Moran Sarkar, devenue la très influente maharani Sahiba quand Ranjit Singh l’épousa en 1802, celle peut-être qu’il a le plus aimée parmi ses vingt femmes et ses vingt-trois concubines. Né en 1780, Ranjit Singh appartenait à l’une des dynasties qui régnaient sur le Pendjab, vaste territoire organisé en une confédération d’États princiers. Il fit sa première campagne militaire à l’âge de 10 ans. Il était très laid et avait perdu son œil gauche. Illettré, fourbe (menteur, hypocrite, sournois), débauché, et superstitieux, il savait se montrer hospitalier, très généreux, et faisait preuve d’une insatiable curiosité. C’était avant tout un meneur d’hommes extraordinaire, à l’égal d’Alexandre le Grand, de César ou de Napoléon dont il était le contemporain et dont il admirait les exploits militaires. Du reste, on l’appelait le Napoléon des Indes. Il parvint à chasser les Afghans, à unifier le Pendjab, à conquérir le Cachemire et à devenir, en 1801, le premier maharaja de Lahore. Il avait tout juste 21 ans !

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Ranjit Singh disposait d’une armée d’une grande efficacité dont il avait eu la clairvoyance de confier l’organisation à des militaires français et italiens comme le général Allard et le général Ventura. Il fut le dernier souverain des Indes à résister victorieusement aux Britanniques. C’est lui qui fit recouvrir d’or le sanctuaire le plus sacré des sikhs, le Harmandir Sahib à Amritsar, connu depuis lors comme le Temple d’Or. C’est lui aussi qui, en 1814, obtint du roi d’Afghanistan le célèbre diamant Koh-i Noor. Quand il mourut en 1838, quatre de ses épouses et sept de ses concubines se jetèrent dans les flammes de son bûcher funéraire. Ce personnage extraordinaire est l’arrière-grand-père d’Assan Dina.

Assan est venu au monde en 1871. Sa naissance à l’île Maurice a été précédée de celle d’un garçon, Ali, en 1869, et suivie de celle d’une fille, Amina, en 1873. Mais son frère et sa sœur sont tous les deux nés à Paris. En 1875 Mariquitta de Germonville est morte en couches à Ceylan, âgée seulement de 28 ans. Ali qui avait 6 ans, Assan, qui en avait 4, et Amina, qui en avait 2, se retrouvèrent donc orphelins. Ils eurent le privilège de pouvoir faire d’excellentes études, probablement en France. Ali devint ingénieur électricien et Assan ingénieur dans les chemins de fer comme leur père, car si Noureddine Dina était venu à Ceylan, c’était pour y construire une voie ferrée. Assan voyagea beaucoup. Il explora l’Algérie avec son ami Lucien Boccard dont la famille était originaire de Ville-la-Grand, Madagascar qui n’avait pas encore été colonisé par la France, puis le Transvaal où il arriva à 25 ans, et enfin l’Ouganda où il étudia le lac Nyanza qui recevra plus tard le nom de la reine Victoria. En 1899, il était à Beira, au Mozambique, vieille colonie portugaise, pour y assister au mariage de sa sœur Amina avec un Suisse de Saint-Gall, Rudolf Heinrich Schneebeli, dit Rudy. Ingénieur des chemins de fer lui aussi, Rudy avait en charge la construction des voies ferrées du Transvaal. Pour Assan Dina, qui apprit à parler couramment le mandarin, le XXe siècle allait commencer en Chine, auprès de son beau-frère Rudy, afin d’établir la voie ferrée destinée à relier ce pays à l’Inde. Mais en 1906, au cours de cette mission, Rudolf Schneebeli devait mourir à Lou Fong Tseu, dans le Yunnan, à 40 ans, laissant Amina veuve avec une petite fille âgée de 5 ans. De retour en Europe, Assan s’installe à Paris, avec sa sœur et sa nièce, et devient un familier de la Librairie de l’Art Indépendant. Il y donne, en 1912, des conférences sur les civilisations indienne et chinoise, tout en se passionnant à déchiffrer l’écriture cunéiforme des tablettes assyriennes.

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Assan Dina et Mary Schillito : Un mariage étonnant

Mary Wallace Shillito est fascinée par ce personnage hors du commun dont les idées, en matière d’ésotérisme, comblent ses aspirations. Une grande complicité s’établit entre eux, au point que la châtelaine des Avenières se prend à rêver à la possibilité d’une relation mystique qui lui permettrait de partager la vie d’un homme aux yeux de la société. Elle ne s’accepte pas telle qu’elle est et souhaite ardemment se « normaliser », contrairement à Marcelle Senard qui milite ouvertement en faveur de l’homosexualité. Il se pourrait fort qu’Assan Dina soit dans des dispositions voisines. À ce moment là, il vit avec sa sœur. Il a atteint la quarantaine et on ne lui connaît pas de relation féminine. En revanche il est très intime avec Lucien Boccard. En complément des échanges métaphysiques qu’elle peut avoir avec lui et de la respectabilité qu’il pourrait lui apporter en l’épousant, Mary est prête à mettre sa

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Le cygne avec un fer à cheval, blason des Shillito

fortune au service des multiples projets d’Assan. Recherchant lui aussi une position conforme aux normes imposées par la société, Assan apprécie beaucoup la communion de pensée qui s’est établie avec Mary, croit sincèrement à la possibilité d’une union mystique et se laisse tenter par l’opportunité d’accroître les moyens de concrétiser ses idées. L’éventualité d’une union légale se concrétise et le 19 juin 1913, devant maître Moreau, notaire à Paris, un contrat de mariage est signé, stipulant la séparation des biens entre les futurs époux. Dès ce même mois de juin Assan Dina vient s’installer au château dont le deuxième étage est mis à sa disposition. En juillet passent aux Avenières Mabel et Edwin Dodge qui se rendent en Toscane pour aller rencontrer le pensionnaire qu’ils hébergent dans leur villa d’Arcetri, un jeune pianiste de 26 ans nommé Arthur Rubinstein. C’est au cours de cette étape à Cruseilles qu’ils font la connaissance d’Assan Farid Dina. Mabel Dodge, qui préfère les femmes aux hommes, n’est guère séduite par cette présence masculine au château. Elle n’hésite pas à écrire qu’elle l’accepte « comme dans l’ancien temps on aurait pris un bouffon ou un nain. »

« Monsieur Dina vivait au second étage du château. Apparemment, Mary lui avait fait obtenir une chaire d’Assyriologie à Oxford et l’y avait installé, et depuis, il vivait à l’étage et déchiffrait nuit et jour des tablettes de pierre. Il n’apparaissait qu’aux repas, le regard perdu et absorbé, l’esprit tout occupé d’antiquité je suppose. Il était très petit, mais plutôt fort, avec un visage aux traits lourds. Les yeux noirs écartés, un peu à la Picasso, brillaient d’un violent et sauvage éclat ; tout au fond de ses prunelles, on aurait dit qu’un feu brûlait en permanence… Mary et Marcelle agissaient avec lui comme s’il eût été sourd, muet et aveugle… Marcelle m’a dit qu’il était amoureux de Mary. En entendant Marcelle dire cela, Mary se rongea les ongles et se contenta de prendre un air digne  ». Alors que Mary aspire à se normaliser, Marcelle se consacre à faire connaître la pensée d’un poète et philosophe anglais qui milite pour le socialisme et les droits des homosexuels. Elle traduit en français un des ses ouvrages : Vers l’affranchissement, et lui consacre un livre : Edward Carpenter et sa philosophie, tous deux publiés à la Librairie de l’Art indépendant. Vers l’affranchissement comporte un poème, O enfant d’Uranus, dans lequel Edward Carpenter, ancien pasteur de l’église anglicane qui a quitté le ministère pour vivre avec un garçon, fait une véritable glorification de l’homosexualité. Marcelle finit par quitter les Avenières. Elle entreprend alors un grand voyage qui la conduit au Népal, où elle séjourne longuement dans un monastère de nonnes bouddhistes pratiquant le kung fu. Elle y acquiert la réputation de communiquer avec les morts et l’on conserve d’elle d’étranges photos où on la voit environnée par des visages de défunts, pour la plupart des femmes, apparaissant dans une aura. Quand elle revient à Cussigny, elle occupe la tour ajoutée au château du XVIIIe siècle et qui a servi d’inspiration pour l’architecture des Avenières. Mais elle réside habituellement en Suisse où elle publiera son étude sur le Zodiaque. Elle habite tout d’abord un chalet à Bois-de-Romont, perché au-dessus d’Épesses entre Lausanne et Vevey, avec une vue extraordinaire sur le Léman. Puis elle se fait construire une maison à Blonay (à coté de Vevey). Elle possède aussi une propriété à Gstaad et un immeuble à Lausanne où elle mourra en 1972, âgée de 92 ans, après avoir partagé toute sa vie avec une compagne. Quant à Mary, elle épouse Assan dès le début de l’année 1914. Elle a 36 ans ; il en a 43. Un mariage des plus discrets, célébré à la mairie du 15e arrondissement de Paris par l’adjoint au maire Léon-Louis Lamouroux, le 22 janvier, à 17h45, alors qu’il fait déjà nuit.


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